Bipolaire?

Le trouble bipolaire : quelques références psychiatriques.

Cet article est un essai de vulgarisation de l’approche scientifique de la notion de bipolarité. Il me semble essentiel de vous présenter la bipolarité comme une pathologie conçue et théorisée par la psychiatrie, puisque la définition de sa symptomatique est au fondement des modes de prise en charge qui seront proposés/imposés aux patients et patientes.

J’ai une relation ambivalente, paradoxale avec ce terme, qui a envahit ma vie et, pendant longtemps, mon identité. Je revendique le droit de nommer et de définir ma différence avec mes propres mots et mes propres concepts, pour autant je ne peux nier que la description du trouble par les psychiatres se superpose en grande partie à mon expérience. Je ne peux nier non plus que les médicaments (ceux prescrits après de longues errances thérapeutiques) constituent pour l’instant une béquille solide qui m’a permit de me reconstruire et me permet d’avancer. De la même façon, certains psychiatres m’ont noyés quand d’autres m’ont tendus des perches salvatrices…

Pour moi, on ne devient « bipolaire » qu’une fois le diagnostique posé. Ma différence aurait pu être appréhendée de mille autres manières possibles, et de nombreuses violences auraient dû m’être épargnée. Il est très difficile de démêler les souffrances liées à mes états extraordinaires, de celles liées au traitement social de ma différence et aux maltraitances psychiatriques. Dans cette définition psychiatrique, je vous présente de nombreuses notions qui continuent de me poser question, et qui pour moi alimentent une forte tendance chez les médecins à livrer aux psychiatrisés des prophéties tristement auto-réalisatrices. Je m’efforcerai de vous les présenter à nouveau et de les déconstruire dans d’autres articles.

Si je choisis de partager avec vous cette définition, c’est aussi parce qu’elle peut servir de base pour lutter contre la psychophobie et la stigmatisation, montrer comment notre différence est décrite, prise en charge, administrée… Loin des « sautes d’humeurs » ou des doutes existentiels.

Les paragraphes qui suivent n’ont pas vocation à être exhaustifs, et il se peut que de nombreuses personnes souffrant de troubles de l’humeur soient en désaccord avec la manière dont je présente ici ce que l’on appelle communément la bipolarité, mais j’espère qu’ils sauront reconnaître dans l’article un intérêt informatif pour les « néophytes ».

Le trouble bipolaire, anciennement appelé psychose maniaco-dépressive, appartient au large spectre des troubles de l’humeur. Ainsi, la bipolarité est une catégorie psychiatrique, et non un accessoire de mode.

C’est une « pathologie », en ce sens qu’elle est définie par une symptomatique propre, à laquelle correspondent des protocoles de soin. Des traités de classification (Le DSM (1), hégémonique, et dans une moindre mesure le CIM (2)), qui sont des outils très controversés, recensent les syndrômes (ensemble de symptômes) et les possibilités de traitement. Ils servent d’outils de référence dans l’élaboration des diagnostiques, en compléments des entretiens avec les patients. Cette approche du trouble par les « statistiques », tend à gommer les particularismes de l’individu (histoire, sociabilité, savoir…), et réduire les stratégies de soin au seul déploiement de la pharmacopée.

Avant d’aller plus loin dans cette présentation du trouble, il est crucial de définir la notion d’humeur. L’« humeur » en psychiatrie, ce n’est pas se lever du mauvais pied, être ronchon, sauter de joie ou même passer du rire au larme.

Dans leur manuel de psychoéducation, le Dr. Christian Gay et sa patiente Marianne Colombani (3) définissent l’humeur comme une « disposition affective fondamentale qui influence notre niveau d’énergie, qui donne une tonalité agréable ou désagréable aux événements que nous vivons, qui influence nos pensées, nos émotions, nos sentiments, nos comportements. Elle est sous la dépendance de substances biologiques qui se situent au niveau du cerveau. ». L’humeur est, dans des conditions normales soumises à des fluctuations momentanées qui sont induites par l’environnement ou des événements extérieurs, sans bouleverser la vie du sujet et sa relation au monde. A l’inverse, elle devient pathologique quand « la tristesse ou la joie est intense, persiste dans le temps et est associée à différents symptômes. Le retentissement sur la vie personnelle, professionnelle et familiale est manifeste. On évoque alors la dépression ou la manie. ».

Il peut être intéressant de penser l’humeur en terme d’échelle. Autours de 0, c’est la normothymie, et ses oscillations entre -2 et +2, avec parfois des pics très courts, dans un sens ou dans l’autre. A +5, on est en hypomanie, qui peut évoluer vers une manie à +9, +10, +10 000. A -5, on nage en eaux dépressives, risquant de sombrer à -10, dans la mélancolie profonde… L’humeur « normale » ou normothymie, bousculée seulement momentanément est ainsi opposée aux humeurs pathologiques, qui s’installent, s’accompagnent de symptômes, et enveloppent la vie de l’individu et sa relation au monde, sur les deux versants que nous allons décrire plus avant, la manie et la dépression.

Lorsqu’on parle de troubles de l’humeur, il faut distinguer bipolarité et trouble unipolaire. Dans ce dernier, les psychiatrisés font l’expérience de phases dépressives récurrentes. Le trouble bipolaire est aussi marqué par une variation anormale de l’humeur, cette fois sur les deux « pôles » ou versants. Les psychiatrisés connaissent une succession de phases maniaques (ou état d’excitation pathologique) et dépressives de plus ou moins grandes ampleur, plus ou moins espacées dans le temps. Entre deux crises, les psychiatrisés peuvent connaître des phases de stabilité, de normothymie, de retour « à la normale ». Selon l’intensité, on qualifie le versant « haut » de manie ou d’hypomanie (manie de moindre intensité). De la même manière, on distingue sur l’autre versant la dépression de sa forme la plus sévère, la mélancolie.

La manie est caractérisée par une élévation anormale de l’humeur, qui induit un débordement d’énergie, une surexcitation générale. Elle se traduit par une exaltation euphorique, une précipitation anormale des idées, et une hyperactivité motrice. Celui ou celle qui en souffre est souvent décrit comme très irritable, distrait, empressé, et impétueux. Il ou elle se sent en pleine forme malgré une réduction drastique du temps de sommeil, et/ou des insomnies récurrentes. Les psychiatres rapportent de fréquentes logorrhées (un verbiage démesuré), des idées de grandeur, mais aussi la présence de délires et d’hallucinations. Cet « état d’urgence » ressenti en continu par les psychiatrisés est propice à la formulation de projets délirants, et à des prises de risques considérables tant sur le plan affectif (sexualité débridée ou hypersexualité) que sur les plans professionnel et financier (décisions irraisonnées, achats compulsifs…).

Tous ces symptômes ne sont pas systématiquement réunis pour que le diagnostique de manie soit posé. De la même façon, il n’y a pas de « manie-type » : le trouble diffère d’une personne à l’autre et d’un épisode à l’autre.

La mélancolie, ou épisode dépressif majeur, est un état marqué par une humeur dépressive et/ou une diminution constante de l’intérêt ou du plaisir pour la majorité des activités.

On note fréquemment chez l’individu une perte ou un gain de poids significatifs accompagnés d’une diminution ou d’une augmentation de l’appétit, ainsi que des troubles du sommeil. De manière générale, les psychiatres constatent une agitation ou un ralentissement psychomoteur associé à un ressenti de fatigue ou de perte d’énergie. Une dévalorisation de soi et une culpabilité inappropriée sont aussi symptomatiques de la phase dépressive, tout comme la difficulté à penser de manière développée, à se concentrer et à prendre des décisions. Les pensées de mort et les idées suicidaires sont prégnantes et récurrentes. D’une manière générale, le risque de suicide est très élevé chez les psychiatrisés atteints de troubles de l’humeur, et ce tant sur le versant dépressif que maniaque.

L’état dépressif est communément décrit comme un ralentissement général, je trouve que cette définition vient masquer la douleur totale et l’inconfort permanent liés à cet état. La chimie du cerveau livre bien, lors d’une dépression, une bataille hyperactive qui détruit tout sur son passage.

Les psychiatres distinguent un troisième état caractéristique, appelé « états mixtes » : les psychiatrisés souffrent, dans une temporalité très rapprochée, à la fois de symptômes maniaques et dépressifs.

En sus des symptômes décrits si dessus, il est fréquent que d’autres pathologies viennent se superposer aux troubles de l’humeur. Les psychiatres parlent de comorbidités : troubles de l’alimentation, obésité, hypersomnie, addictions… Ces pathologies viennent parfois aggraver les symptômes et peuvent freiner le processus de soin.

Les causes de la bipolarité ne sont pas clairement identifiées. S’il est établi que la probabilité de développer un trouble de l’humeur est multipliée lorsqu’un des parents de premier degré est atteint, il est plus intéressant d’explorer la notion de vulnérabilité.

Du début des années 1950 jusqu’à la fin du XXème siècle, la théorie d’une hérédité biologique était privilégiée, mais elle est aujourd’hui majoritairement jugée comme réductrice, et ce d’abord car l’existence d’un marqueur génétique unique de la bipolarité n’a jamais été prouvée. Les médecins préfèrent parler de trouble « pluri-déterminé ». Ils n’écartent pas l’existence d’une susceptibilité génétique mais soulignent que son activation dépend très largement de facteurs liés à la personnalité du sujet, à son histoire, ainsi que de facteurs fragilisants liés au stress, à l’hygiène de vie et aux événements pénibles de la vie, ponctuels (décès, divorce, licenciement…) ou répétés (surmenage, violences conjugales…). Ils définissent la bipolarité comme une maladie à hérédité complexe.

Depuis quelques années, le développement des neurosciences permet à de nombreux chercheurs de remettre sur le devant de la scène l’hypothèse de la prégnance de causes biologiques dans le développement du trouble. D’après mes recherches, aucune étude n’a pour l’instant produit de conclusion validant cette hypothèse. Pour ma part, je juge dangereux de circonscrire la genèse du trouble à la biologie. Ce type de raisonnement est un terreau fertiles pour des politiques hygiénistes, et permet de ne pas mettre en question les facteurs sociaux, culturels, économiques et politiques qui participent à favoriser le trouble, et plus généralement, fragiliser la santé mentale des individus. Je reviendrais dans un prochain article sur la construction de la psychiatrie, en tant que science.

En résumé, la vulnérabilité du sujet face au trouble s’exprime aussi bien en terme d’hérédité (transmission, éducation, reproduction) que de comportement et d’environnement.

La psychiatrie différencie plusieurs catégories de troubles bipolaires.

Le type 1 correspond à une grande amplitude des phases maniaques et dépressives. Il est le plus facile à diagnostiquer, souvent après l’apparition d’une première crise maniaque majeure.

Le type 2 recouvre une alternance de crises hypomaniaques et dépressives, dont le caractère moins marqué retarde souvent le diagnostique.

Le type 3 décrit des occurrences de phases maniaques et hypomaniaques systématiquement induite par la prise de psychotropes ou de produits pharmacologiques, notamment d’antidépresseurs. Le type 4 est appelé cyclothymie, et concerne des oscillations d’humeur de moindre amplitude, mais néanmoins invalidantes.

Enfin, le type 5 rassemble des personnes dont l’histoire familiale est marquée » par les troubles de l’humeur et se définit par une longue période d’hyperactivité suivit d’une dépression sévère.

A ces différentes formes du trouble correspondent pour les psychiatres des prises en charges particulières, et certaines formes sont insidieuses à diagnostiquer. L’expérience et le vécu des sujets ne correspond souvent pas à cette catégorisation, et les manifestations d’un même trouble peut parfois correspondre aux symptomatiques de plusieurs types. De la même manière, les symptômes peuvent être le fruit d’une autre affliction pathologique affectant l’humeur, tel un dérèglement thyroïdien.

Les erreurs de diagnostique sont fréquentes, et il sera toujours judicieux de demander une seconde opinion. Quand le diagnostique correspond aux symptômes vécus, il est courant de vouloir le rejeter. Un rejet qui va bien au delà d’un déni initial à prendre en compte les difficultés et la nécessité de prendre soin de soi. Revient à chacun et chacune de trouver la juste distance avec le diagnostique et les méthodes de soin proposées, et son besoin de conceptualiser ses difficultés et de participer activement à un processus de rétablissement choisit et consentit.

Quelque soit la manière dont il est accueillit, beaucoup de temps peut s’écouler avant l’élaboration du diagnostique. Si pour moi il a prit une forme violente, abrupte, c’est parce qu’il a été annoncé dès l’apparition d’une première « crise maniaque » de forte intensité. L’apparition de la souffrance et la dénomination de cette souffrance ont été concomitantes. Dans l’immense majorité des cas, plusieurs années douloureuses précèdent le diagnostique qui peut alors être reçu comme un soulagement et la promesse de soin mieux adaptés.

J’espère que cet article vous aura donné un bon aperçu de la définition psychiatrique des troubles de l’humeur. N’hésitez pas à vous faire part de vos commentaires !

Avant de vous quitter, j’ajoute juste que j’ai éludé ici toute ce qui concerne les propositions thérapeutiques de la psychiatrie. Beaucoup de leurs réponses sont l’objet de controverse et sont transversales à toutes les pathologies (hospitalisations contraintes, mesures coercitives, médication forcée…). Notons tout de même que la mise en place d’un traitement médicamenteux au long cours accompagne le diagnostique dans une écrasante majorité des cas. Ces traitements reposent sur des « régulateurs de l’humeur », tel le lithium, et la prise ,ponctuelle ou non, d’antidépresseurs, d’anxiolytiques et d’antipsychotiques. Nous en parlerons plus en détail dans un prochain épisode.

A la folie,

Sarah.

  1. DSM : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, publié par l’Association Américaine de Psychiatrie. C’est l’ouvrage de référence international de diagnostique pour les praticiens. Sa cinquième version, le DSM-5 date de 2013.
  2. CIM : Classification internationale des maladie de l’OMS. Le CIM-11 est publié en 2018.
  3. Manuel de psychoéducation : troubles bipolaires, Dr C. Gay et M. Colombani, éd. Dunod, 2013, pp23-25

3 réflexions au sujet de « Bipolaire? »

  1. Superbe article. Très clair et bien renseigné. J’espère que beaucoup le liront et qu’il aidera peut être même des étudiants soignants à y voir plus clair dans ce flou linguistique qu’ils ont en cours… et surtout à gagner en bienveillance dans leur rapport aux patients, à mieux comprendre votre vécu..
    Quel beau parcours et force tu as de te lancer dans ce blog… Bravo Sarah, tu peux être fière de toi.

    J’aime

    1. Votre article est très intéressant bien construit. J’ai été récemment diagnostiquée bipolaire de type 1 (le psychiatre vient de requalifier la phase hypomaniaque en acces maniaque). Vos remarques sur la notion de vulnérabilité sont tres intéressantes. Merci a vous et bon courage

      Aimé par 1 personne

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