Bipolaire: une Insulte à la Mode

Neuf fois sur dix, quand quelqu’un prononce le mot « bipolaire » en ma présence, un mauvais réflexe gastrique m’emplit de son acidité. Je suis sûre que mes lecteurs et lectrices étiquetés « bipolaires », « schizophrènes », ou « autistes » sauront de quoi je parle. Neuf fois sur dix donc, l’ignorance crue et la bêtise des bien-portants s’exprime dans leur emploi de ces mots qui sont marqués dans nos chairs. Ces mots qui accompagnent nos souffrances, les violences qui nous sont faites, les traumatismes qui se succèdent, les efforts surhumains, tous les jours, pour trouver notre place et une manière d’être au monde la plus douce possible.

Ces mots, dans leurs bouches, veulent dire tout et son contraire. Parfois, il s’agit d’une petite fraction, un petit morceau choisi de ce qui est pour nous une réalité enveloppante, totale. Souvent, leur emploi ne fait aucun sens. Comme si j’avais très, très soif et que je disais « Je suis diabétique ». Ou si je me cassais le tibia et m’écriais « Je souffre d’ostéogenèse imparfaite ». Comme si au lendemain d’une saoulerie mes selles étaient molles et que je m’exclame « J’ai la maladie de Crohn ». Je pourrais multiplier les exemples, j’avoue en retirer un plaisir certain.

Il ne s’agit pas là de me moquer de l’hypocondrie, vraie souffrance pour certains, qui subissent les mêmes attaques stupides. Ce qui est intéressant c’est d’observer l’emploi de ces mots comme des modes. On est hypocondriaque comme on est bipolaire, et schizophrène comme on est intolérant au gluten. Comme si tout le monde était à la recherche de la petite touche de glamour, de la petite fragilité qui fait qu’on s’extrait un peu de la masse. Celle qui nous rends plus humain. Juste une écorchure, juste un instant.

Mais, à ceux qui ce gaussent d’être bipolaire à l’apéro, parce qu’ils ont hésité entre un kir et un picon, j’ai souvent envie de répondre « Tu veux ma carte, prends mon handicap. ». C’est assez drôle, en fait, cette indécence généralisée. Quand quelqu’un se définit soi-même comme bipolaire c’est très souvent positif, comme un grain de folie. C’est un trait d’humour pour qualifier une petite faille, une petite faille très « normale » : « Je n’arrive pas à me décider », « J’ai envie de ça mais aussi de ça », « C’est dingue, hier je suis passée du rire aux larmes », « J’étais grincheux et je me suis déridé ».

Ce sont les même qui répondraient à quelqu’un qui se pose réellement des questions sur sa santé mentale un « Meuh non, c’est normal de se sentir bipolaire, tout le monde est bipolaire, moi, l’autre jour, j’ai voulu manger une pomme et… ». Ah ! Ce « Tout le monde est bipolaire », comme je le hais ! Quel dédain dans ce qui est tristement devenu un lieu commun. Et, surtout, quelle place pour nos souffrances dans la société ? Nos réalités se voient diluées, reléguées au second plan de toutes ses individualités qui veulent un peu sortir de leur condition normée pour frayer avec la folie, et donner, de manière triviale, plus d’éclat à leurs sautes d’humeurs. Plus d’éclat, mais pas jusqu’à l’éclatement.

J’ai dit plus haut qu’il s’agissait parfois d’un trait d’humour. L’humour m’ennuie quand il est convenu, facile, inculte. Très franchement, quand il ne s’agit pas de personnes qui me sont proches, et qui se prennent un retour cinglant si une telle « boutade » leur échappe, j’ai appris à laisser couler. Je n’ai pas d’énergie à offrir à une éducation de tous et toutes, ou alors je préfère le faire dans la forme que je suis en train de vous offrir, espérant que le message atteigne peut-être quelques esprits confus sur la question. Je pense aussi, que quand le mésemploi du terme sers à se désigner soi-même, il reflète une méconnaissance de soi, ou, à minima, un manque cruel de terme et de concept pour dire son monde psychique. J’ai la nette impression que c’est un mal bien courant.

Ainsi, je n’ai rien à priori contre l’idée de se moquer des bipolaires et des psychiatrisés, bien au contraire. Certains artistes le font avec finesse. Mais comme lorsqu’il est question de minorités ethniques, de nationalités, de certaines heures sombres de l’histoire, et de certaines catégories sociales, je suis assez allergique aux productions qui se contentent d’une facilité crasse de rire exclusivement aux dépends des personnes déjà ostracisées. J’aime que l’humour bouscule les codes et j’aime que l’humour des privilèges se rit d’abord des privilégiés. Si l’humour peut-être un merveilleux véhicule pour l’éducation, mon opinion est qu’il ne l’est que rarement.

Je crois que l’emploi du terme bipolaire qui me choque le plus n’est pas celui qui désigne le locuteur. Dans ce cas, nous l’avons vu, le terme est toujours associé à une originalité, un petit défaut qui souligne les qualités. C’est un emploi dans la douceur et la tendresse. Dès qu’il sert à qualifier l’autre, une bascule s’opère. Le « bipolaire » n’est plus mignon, il est dangereux. Du moins il est à surveiller. Dès qu’il sert à qualifier l’autre, le terme se superpose complètement à la grille de lecture médiatique qui fait des psychiatrisés des personnes dangereuses pour les autres et pour eux mêmes. Le « trouble », fantasmé ou non, devient une raison idéale pour disqualifier celui dont on parle. « Bipolaire », « Schizophrène », ou « Autiste » viennent mettre un mot sur une bizarrerie quelconque, une raison pour se méfier, pour avoir peur, pour rassembler ses interlocuteurs avec soi et partager le contraste : « L’individu n’est pas normal ». Les termes deviennent aussi une explication pour des attitudes négatives ou dangereuses. Beaucoup préfèrent se servir de contenants creux que d’affronter de devoir trouver des explications ailleurs : dans leurs propres attitudes, dans le jeu social… C’est aussi une façon de déresponsabiliser la personne jugée néfaste, réduite à un statut d’enfant, ou pire de bête. Et par la même manière se déresponsabiliser soi-même. On ne se frotte pas avec la maladie mentale, on la rejette, c’est plus facile.

Ainsi, hors de soi, le rejet de la différence psychique est quasi-systématique et elle devient un fourre tout pour tout, n’importe quoi et son contraire. Quand on me dit « Il est bipolaire », et que je demande pourquoi, souvent, il est question de on-dits, d’une étrangeté, rien de plus. Les très rares fois ou il s’agit réellement de quelqu’un qui se débat avec des troubles de l’humeur, je suis toujours d’abord choquée qu’on me le ou la présente d’abord comme tel, puis par une absence de connaissance du trouble et de l’expérience du trouble de la personne. En fait, on me prévient seulement de me méfier. On me dit « Il ou elle est chelou. ».

C’est drôle, ce que ma différence invisible (1) provoque. Il ne se passe pas une semaine sans qu’à plusieurs reprises je butte sur ces emplois abusifs et crétins (3) du mot bipolaire. Dans les médias, et dans de trop nombreuses bouches que je croise. J’ai appris à ce que ces emplois psychophobes (2) ponctuent ma vie, et à les traiter pour ce qu’ils sont. Ils insultent surtout leurs auteurs. Aidons les à retrouver la raison, en douceur, ou non.

À la folie,

Sarah

  1. Voir article USBF Différences Invisibles.
  2. La notion de psychophobie (héritée du terme et concept de sanisme développé par le médecin et activiste américain Morton Mirnbaum dans les années 60), désigne l’ensemble des discriminations et des mécanismes d’oppression dont sont victimes les personnes associées à divers troubles psychiques et handicaps mentaux stigmatisés. Ces discriminations sont fondées sur des stéréotypes, des préjugés, des croyances et des présupposés négatifs sur les différence psychiques, et sous tendent tant le regard que porte le grand public sur la différence psychique que les stratégies des soin des professionnels de santé. Les implications de la psychophobie sont dites intersectionnelles, elles sont sociales, institutionnelles, juridiques, et largement véhiculées par les médias. Cette notion sera plus largement abordée au fil des articles d’USBF.
  3. Cette note, qui concerne l’emploi du mot crétin est rédigée après la publication de cet article. Un échange sur Facebook m’a permis de me renseigner sur ce terme qui peut désigner quelqu’un atteint de crétinisme, ou hypothyroïdie congénitale. C’est un état pathologique, caractérisé par une diminution ou une absence totale des facultés intellectuelles, une dégénérescence physique (nanisme, arrêt du développement des organes génitaux, ralentissement de diverses fonctions) qui est lié à une insuffisance thyroïdienne. Le mot crétin, historiquement, recouvre d’abord une pathologie médicale, et, surtout, de manière très contemporaine, des parcours et des histoires qui méritent que l’on porte une attention toute particulière à l’emploi de ce terme. Je présente mes excuses à toutes les personnes ayant pu être offensées. Soyez convaincus que je suis très consciente d’avoir encore beaucoup à déconstruire, et beaucoup à apprendre.

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