Note avant lecture : certains et certaines d’entre nous vivent et ont vécus des situations d’enfermement, de précarité et d’insécurité telles que la lecture de ce texte pourra être pénible. Il s’agit ici beaucoup de bien-être psychique, et si mes mots vous paraissent utopiques ou trop naïfs lorsque la souffrance est totale, peut-être m’accorderez vous qu’il est tout de même plus confortable de développer l’assurance de la possibilité de se créer un monde mental meilleur que de la balayer ?
Il est ici beaucoup question de liberté, c’est celle du privilège, celle de celui qui n’a pas la tête sous l’eau ni les deux pieds dans la merde. Celle de celles et ceux qui ont le loisir de se penser et de penser leurs actions dans le monde parce que l’ensemble de leurs besoins basiques sont couverts. C’est à nous, d’abord, que je m’adresse. Nous qui devons nous sentir responsables.
Un dimanche, nous avons discuté « santé mentale » autour d’un café et d’orangettes avec un copain et une copine. Nous échangeons sur nos séances chez nos thérapeutes respectifs, et ma copine me raconte que sa psy l’a perdue avec cette magnifique sortie : « Ne croyez-vous pas qu’il existe des hommes intrinsèquement bons ? ». Devant nos mines déconfites, elle roule des yeux en nous annonçant qu’elle a cru bon de rajouter « Comme Gandhi ? ». Après avoir partagé un bon rire bien jaune, notre avis est unanime. Non. Il n’existe pas d’homme – ou de femme – intrinsèquement bon. Je pense qu’il est même dangereux de penser de la sorte.
Un petit détour du côté du Larousse s’impose, avant de mieux vous expliquer cet avis tranchant et définitif sur la question. Voici ce que le Larousse nous dit :
Intrinsèque, adjectif :
Qui est inhérent à quelqu’un, à quelque chose, qui lui appartient en propre.
Je ne vais pas m’autoriser d’associer l’intrinsèque à l’inné, ce serait faire un raccourci facile, même si j’en ai très envie. Mais ce terme, intrinsèque, n’en est pourtant pas très éloigné. Il s’agit ici de ce qui est inhérent à quelqu’un, de sa nature, de son essence. Telle une casquette, ou un statut qu’on ne pourrait lui retirer.
Pour moi, personne ne bénéficie d’un tel statut.

Si nous vivions au pays des bisounours, nous partagerions tous les trésors de la vie gentiment en pique-niquant. Si nous vivions dans un monde strictement manichéen, il y aurait les méchants et les gentils, et les méchants viendraient piétiner le pique-nique. Les gentils n’auraient qu’à gentiment tendre l’autre joue. Mais nous vivons dans un monde de nuances, grises ou rouges sang, peut importe. La seule manière d’être bon, c’est alors d’affronter ses propres violences : envers les autres, dans notre perception du monde et dans les actions qui en découlent, et aussi, peut-être d’abord, celles que l’on s’inflige.
Les humains sont des animaux cruels. Quiconque se regarde un tant soit peu le sait : nos désirs et nos passions sont bien souvent troubles. Envers l’autre, mais d’abord envers soi. Pour moi c’est là que tout s’apprend. Dire « il existe des hommes intrinsèquement bon », c’est comme dire « il existe des corps intrinsèquement sains ». Personne n’agit sur le monde de manière totalement et exclusivement positive. Le conflit est partout, dans nos cellules, dans toutes les manifestations du vivant.
Mon parcours psychiatrique et son violent coup d’arrêt initial ont eu une vertu que je chéris : j’ai pu repartir à zéro. Tout reprogrammer. J’ai appris à me connaître, à me traiter avec douceur, à bien m’entourer, à dire non, à demander de l’aide. À me protéger, à prendre des risques mesurés comme à savoir parier, à mieux vivre l’inconfort. J’ai démultiplié ce qui était déjà solide : mon indécrottable optimisme, ma curiosité envers la vie. J’ai effacé certains programmes, et j’en ai appris de nouveaux : me satisfaire de joies simples, me construire une hygiène de vie correcte. Je suis beaucoup, beaucoup plus forte que la jeune femme que j’étais avant l’explosion.
Attention, tout ça n’a pas été chemin facile ! Il y a eu des cases prisons et des cases puits, et j’aurai pu m’éviter bien des détours… Tout reprogrammer, c’est comme le nettoyage de printemps : il faut faire des piqûres de rappel. Des reboots réguliers. Cultiver un rapport sain à sa propre noirceur, c’est un combat de tous les instants, mais il peut-être très doux, peu contraignant, fluide. Si ce dialogue est coupé trop longtemps, ou relégué sans cesse à l’arrière plan, se reconnecter est plus compliqué. On ne nous apprend pas ce langage interne à l’école, et c’est bien dommage. Pourtant lorsqu’il est bien établi, on devient familier avec cette petite voix, celles des tripes bien polies (du verbe polir) , qui veut le meilleur pour nous même dans le respect de l’autre. Je me « brutalise » encore, souvent, mais de plus en plus de manière choisie, et ce dans tous les aspects de ma vie : la manière dont je me plie au jeu social, dont je vis mes amitiés et mes amours, mes relations familiales, dont je me projette…
Je fais très attention, tous les jours, à être quelqu’un de bien (entendu comme quelqu’un dont l’action dans le monde est globalement vertueuse). C’est une vraie décision que j’ai prise il y a quelques années. Avant, je croyais que j’étais quelqu’un de bien parce que je nourrissais la certitude que je faisais de mon mieux. La gymnastique psychique n’est pas la même. Avant, je me cherchais des excuses, et bien souvent je me plaçais comme la victime des sentiments néfastes des autres. Soit je les subissais, soit la violence de mes réponses était justifiée. Dorénavant, je suis en recherche non plus d’excuses mais d’explications, et c’est ma position dans le monde que j’interroge. Je ne peux me prémunir de la façon dont les autres me bousculent, mais je peux apprendre à m’en protéger. De la même manière, je ne maîtrise pas ou je ne suis pas toujours consciente de mes propres violences, mais travailler à les identifier, à les éviter ou à en réparer les effets est pour moi plus qu’un choix, c’est un devoir. Être quelqu’un de bien découle d’un pré-requis : vouloir, décider être quelqu’un de bien. Être quelqu’un de bien est un apprentissage, et comme tout apprentissage, il est en bonne partie fondé sur l’erreur. En résumé, on apprend à faire le bien… en (se) faisant (le) mal. Ce « mal », c’est toutes les fois ou nos choix, nos paroles ou nos actions blessent directement ou indirectement. Le combat, alors, c’est de faire l’économie du mal à chaque fois qu’on le peut.
J’arrive à distinguer certaines de mes paroles et certains de mes comportements blessants, et je sais que je passe à côté de beaucoup. Je le sais parce que je reçois moi-même sans cesse de petites violences, mais je m’efforce de ne pas préjuger qu’elles soient toujours intentionnelles. Si j’identifie les violences que j’inflige, c’est le plus souvent dans l’après-coup. Si je suis tout à fait honnête, je me rends souvent compte en temps réel que je déborde, mais je n’arrive à l’analyser qu’après. La plupart du temps je n’ai pas voulu faire mal, ou je n’ai pas pu faire autrement. Souvent, je suis échaudée par mes émotions, par un sentiment de malaise. Il arrive que je laisse échapper un truc moche et que je m’en rende compte tout de suite. Je ne me flagelle pas, et si certaines erreurs sont irréparables, j’apprends à tolérer de les avoir commises, et j’essaie de transformer la culpabilité en leçon pour l’avenir. Il me paraît essentiel de toujours cultiver cette même tolérance dans notre rapport à l’autre, de lui laisser le bénéfice du doute et le droit à l’erreur. Si l’autre continue à nous blesser, et continue de le faire après le lui avoir signifié, mieux vaut ne plus lui laisser l’opportunité de le faire. Plus la violence est dévastatrice, crue, brutale, chronique, plus il est important de d’abord couper. Couper, puis prendre le temps et s’entourer pour se réparer. Je tente au maximum de déposer les armes inutiles que sont, entre autres, la vengeance ou l’envie, le regret, la culpabilité. Si je me nettoie de ces élans, c’est d’abord pour moi, c’est moins d’encombrement inutile.
À l’inverse, si je réalise en quels endroits je nuis au bien-être d’autrui, j’ai alors le pouvoir de corriger le tir, si je le souhaite. Je tente d’être le plus lucide possible : je fais parfois du mal pour me préserver, pour me protéger. Je m’éloigne, je coupe, je fuis. J’accepte de blesser pour ne pas souffrir. La lucidité à ses inconvénients, elle vous renvoie en pleine face vos manques, votre impuissance, vos limites. Elle fait peur, elle est terrifiante. Mais elle seule permet d’être toujours en recherche du meilleur équilibre et des moindres maux pour soi et pour les autres. Sans elle, les bonnes intentions sont aveugles et ne préviennent aucun désastre. Pour moi, il n’existe aucun « joker » qui justifie de maltraiter l’autre, il ne sert à rien de se chercher des excuses. À l’opposé, une bonne mandale verbale dans la tronche de l’abruti(e) qui cherche à me nuire ne m’empêchera pas de dormir.
Vous vous dites peut-être que je suis prétentieuse, que toutes ces idées sont bien belles sur le papier. Je me casse la gueule régulièrement. Je fais de la merde. Je dis de la merde. J’ai déçu, j’ai trahi, j’ai démissionné, j’ai fait de fausses promesses, je le ferais certainement à nouveau. Mais, doucement mais sûrement, je m’améliore, et si j’avance, c’est parce que je me suis construit un code de conduite. Si je suis de plus en plus rarement intentionnellement conne ou cruelle, je ne serais jamais quelqu’un d’« intrinsèquement bon ».
Essayer d’être quelqu’un de bien, c’est aussi ne jamais se défaire de ses responsabilités.
Je mets sur mes paupières du fard qui contient du mica, extrait par des gosses en Inde. J’ai un téléphone assemblé par d’autres gosses en Chine. J’utilise des tonnes de flacons en plastique. Mes vêtements fabriqués en Chine ou au Bangladesh, le café d’Amérique du Sud que je bois, le chocolat, les bananes… Toutes ces habitudes, tous ces produits que je consomme sont le fruit d’une forme ou une autre d’esclavage moderne. Tous participent à la destruction de la planète. Je ne vais pas vous faire l’affront de vous faire la liste de tous les drames qui se jouent chaque jours devant nous. Chaque fois que je détourne le regard, que je décide de ne pas agir sur le drame, je commets une violence. Je dis : cette violence ne me concerne pas, et en l’évitant je la renforce.
Je ne suis pas parfaite, et je ne peux plus compter le nombre de jours que j’ai laissé filer et que je continue de laisser filer sans agir. J’en éprouve de la culpabilité, mais surtout, je cherche à me réapproprier ma part de responsabilités. Ce que je veux surtout dire ici, c’est qu’il ne suffit pas d’aller faire son marché, de boycotter l’huile de palme, d’acheter des chaussettes made in France ou d’aller à la biocoop. Il ne suffit pas de ponctuer sa vie de décisions d’austérité individuelles, surtout si elles servent à justifier le fait de continuer à surconsommer, à commander sur internet et à voyager en avion ou seul dans sa bagnole. Exercer son privilège d’accéder à des produits de luxe et « se priver » quand on a le confort du choix ce n’est pas adresser les violences du monde, c’est opter pour ce qu’il y a de mieux pour soi, et c’est tout. En ce sens, lequel d’entre nous peut se déclarer « intrinsèquement bon » ? Seule l’action collective et exercer notre responsabilité politique peuvent réellement transformer le monde.
Je finirai la discussion sur ce « comme Gandhi » émit par la psy, qui est loin d’être anodin.
C’est exactement ce genre de figure mi-moine mi-héros qui aide à construire les récits (supra)nationaux et tuer toute velléité révolutionnaire dans l’œuf. Elle permet de porter la non-violence comme seule forme de lutte politique « propre ». Mythe et foutaises ! Jeune avocat en Afrique du Sud, Gandhi entame sa carrière de militant en défendant les droit des indiens. Il négocie avec les colons anglais au détriment des Boers et surtout des populations noires. De retour en Inde, il a d’abord réitéré son allégeance à l’empire, et a toujours soutenu les couches supérieures de la société indienne. Gandhi n’a jamais remis en cause l’ordre social et économique du pays. S’il n’est pas violent de ses mains, sa « cécité » est, elle ultra violente. Dans nos livres d’écoles, on ne cesse de mettre en avant la marche du sel et les grèves de la faim du gourou… On oublie trop vite ce que le biographe de Gandhi, Claude Markovits (1) souligne « aucun changement politique majeur n’a été construit sur cette seule base (celle de la non-violence) ». Ne retenir que le cheminement de Gandhi pour illustrer l’accession à l’indépendance de l’Inde, c’est faire insulte à tous celles et ceux qui l’ont arrachée de leur corps. Gandhi était aussi un stratège, un maître du calcul politique, très au fait de la violence qui l’entourait, et il savait que choisir son camp, c’est souvent perdre une violence au profit d’une autre. Enfin, le Mahatma théorisait lui même sa propre violence : l’ahimsa, la non-violence, c’est un combat compassionnel perpétuel, celui de la volonté sur la himsa, la part de violence présente en chacun.
De la même manière, est-ce que Martin Luther King a mit fin seul à la ségrégation aux États-Unis ? N’a-t-il pas lui même exprimé des doutes sur l’efficacité de la non-violence à la fin de sa vie ? La non-violence ne présente-t-elle pas toujours de criantes limites face à la violence de l’adversaire ? Dans nos sociétés, l’injonction à la non-violence ne vient elle pas invalider des pans entiers de lutte politique et empêcher nombre de solidarités d’émerger face aux oppresseurs ?
La violence est une arme, celle qui surgit quand le dialogue n’est plus possible, mais celle d’abord que vomissent celles et ceux qui sont en position de pouvoir et veulent imposer à tous leurs agendas. Quand la violence est telle sur nos vies et dans nos corps, il n’y a pas d’autres choix. Si notre société est malade, elle l’est de pleurer sur un abribus démonté et d’accepter que Mohamed Helmi Gabsi, Babacar Gueye, Rémi Fraisse, et tant d’autres meurent des mains de la police. Les principes de désobéissance et d’obstruction civile sont au fondement des luttes non-violentes, mais les squatteurs, les zadistes, et les écologistes sont-ils traités en tant que militants non-violents par les autorités ? Que faire lorsqu’aucune contestation sociale n’est entendue ? Quand tous les mouvements sociaux sont réprimés dans le sang ?
Je ne veux pas vivre dans un monde qui se dote d’une idée floue de la bonne conscience, qui évite les conflits et construit des bombes à retardement, ou le troupeau ne demande qu’à paître tant que l’herbe est assez verte, sans jamais regarder de l’autre côté de la barrière. Si je suis allergique à cette idée de non-violence et a ses dérivés ,telles la CNV (2), c’est parce qu’elles présupposent la possibilité immédiate ou future d’un échange égalitaire, basé sur l’empathie et la confiance. À l’échelle collective, tant que ces conditions ne sont pas réunies, les opprimés n’ont qu’à crever la gueule ouverte pendant que les autres ferment les yeux. Qu’y a-t-il de non-violent là dedans ? Il y a un temps pour tout, y compris pour la violence, la transformation, qu’elle soit individuelle ou sociale passe par les tripes, l’action et non la langue de bois et la guimauve.
Pour conclure, retournons à cette phrase, « n’y-a-t-il pas des hommes intrinsèquement bon… », et surtout à son contexte, celui d’une thérapeute qui s’adresse à sa patiente. Si l’on consulte un psy, c’est qu’on veut aller mieux, c’est qu’on veut vivre moins douloureusement, c’est qu’on est aux prises avec notre propre violence et celle du monde et qu’elles nous dépassent toutes deux. Quel est alors l’intérêt d’agiter un mirage ? Quel autre résultat que celui de se sentir infantilisé, au mieux, ou, au pire, de culpabiliser toujours plus de notre incapacité à jamais atteindre cette dangereuse « bonté totale ».
Cette psy, elle mérite une bonne claque.
À la folie,
Sarah
- Gandhi, Claude Markovits, Presses de Sciences Pô, Paris, 2000.
- Communication Non-Violente.
Cet article est très en phase avec mes réflexions des dernières semaines… et je suis en phase aussi avec ta conception de ce qu’est « essayer d’être quelqu’un de bien ».
J’ai eu mes démêlées aussi avec la communication non-violente, prônée partout comme la solution, mais risquant de masquer dans certaines situations l’asymétrie qui existe entre les deux participant-es à la discussion, ne faisant alors que renforcer le pouvoir de la personne dominante…
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Bravo et merci pour tes textes pétillants et intelligents. Bonne continuation.
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