Mr. Phare a fait une entrée fracassante dans le service, un jour de printemps 2012. Je n’y ai pas assisté, elle m’a été contée par mes co-détenus. Je suis alors hospitalisée pour la première fois, sous contrainte, en service fermé.
Mr. Phare est arrivé aussi tranquillement qu’une arrivée à l’HP est possible, en posant à ses côtés deux valises estampillées d’un logo bien connu. Un logo qui veut dire « J’ai plein de fric ».

Si la rumeur de l’arrivée d’un magnat s’est répandue comme une traînée de poudre, c’est parce que la grande majorité d’entre nous, compagnons de galère, cumulions tous les galères et partagions, sinon une précarité crue, des moyens plutôt limités. Peut-être parce que l’équation friqué + fou à lier nous était difficile à avaler, la rumeur était accompagnée non seulement de railleries, mais aussi d’une certaine forme d’incrédulité. Ces valises sont sûrement des contrefaçons. Elles sont peut-être une possession accidentelle, ou le résultat d’un achat frénétique…
Mr. Phare est arrivé très tranquillement, mais mal peigné, et un peu éberlué. La rumeur veut qu’il ai demandé qui assurait le service de chambre, pour ses fameuses valises. Peu importe, la rumeur brode, elle n’est jamais qu’à moitié fiable.
Je ne rencontre véritablement Mr. Phare que quelques jours plus tard. Il est dès le départ courtois avec moi, et manifeste l’envie de faire la causette.
Je suis sur mes gardes. Je ne me sens pas menacée, et son attitude n’est ni séductrice, ni grivoise, ni invasive. Si je suis sur mes gardes c’est parce que, selon mon logiciel mental de l’époque, je suis méfiante des gens qui ont beaucoup fric, et des mecs plus âgés qui pourraient vouloir « m’apprendre la vie ». Je l’envoies balader, assez durement.
Je viens aussi de perdre mon meilleur allié, dans les murs, S., avec qui nous avions décortiqué les règles du jeu dans les murs, analysé le moindre fait et geste des soignants, chaque intrusion du psychiatre. Toutes les discussions avec S. m’avaient permis d’identifier les violences qui nous étaient faites. Je n’étais pas seule, et surtout, je n’était pas folle. Pourtant, après son départ, sans forcément l’intellectualiser, je sentais qu’il n’était pas forcément bon pour moi de rester dans cette énergie, dans cette recherche constante des rouages et des abus de la machine psychiatrique.
Le discours de Mr Phare était bien différent de celui de S. et, je crois, il m’a d’abord choqué. Nous ne nous sommes apprivoisés que doucement, au fil des jours.
Son discours pourtant, qui plus est au tout début de mes (més)aventures psychiatriques m’a profondément marqué. Il décrivait cette nouvelle hospitalisation comme une étape, un passage pour se rassembler et prendre soin de lui. Nous partagions le même diagnostique, mais cette nouvelle crise, ce nouveau « glissement », et, surtout, l’étiquette de bipolaire ne définissait ni son identité, ni sa vie. Alors que cette étiquette, tout juste entrée dans ma vie, telle un rouleau compresseur, m’enveloppait toute entière d’une pesanteur dénuée d’espoir.
Petit à petit, je suis devenue moins hostile, à mesure que ses nombreux conseils m’apparaissaient emplis de sagesse. Le vieux monsieur avait peut-être deux ou trois choses à m’apprendre, après tout.
Il ne voyait pas tous les psychiatres comme des ennemis, et préférait m’inviter à en trouver un compétent, et, surtout, qui me corresponde. Dans sa bouche, la bipolarité devenait une maladie comme une autre, il n’y avait aucune raison de ne pas réussir à la dompter et à la circonscrire. Il vivait une petite rechute, ce n’était pas la mer à boire.
Ce que j’appréciais dans nos discussions, c’est qu’il parlait autant de ses réussites que de ses échecs ou de ses frustrations. Il ne m’offrait pas un tableau idyllique. Il était fier de ses réussites d’entrepreneur, de ses succès financiers, de ses liens d’amitiés, d’être un philanthrope… Mais d’autres aspects de sa vie étaient plus sombres, ou en demi-teinte, une certaine solitude, et d’autres choses que je tairais ici.
Ce que j’appréciais, surtout, c’est qu’il ne faisait jamais de lien direct entre les aspects les moins positifs de sa vie et la bipolarité. Ses échecs lui appartenaient à lui, pas à la maladie. Ça a été important pour moi, d’entendre quelqu’un qui ne se pensait pas victime ou prisonnier de ses états extraordinaires. Ça m’a fait du bien, parce qu’à ce moment précis j’étais complètement submergée. Ce que je ressentais, c’est que la vie venait de me faire la pire des crasses. L’impuissance la plus totale.
Son attitude à mon égard m’était tout aussi aussi précieuse. Il n’était pas avare en compliment : intelligente, débrouillarde… Un jour il a bravé l’interdiction d’entrer dans la chambre d’un autre patient pour venir regarder derrière mon épaule ce que je dessinais. J’avais rempli une pages de petites fleurs, toutes différentes, inspirées du henné indien. Il m’a félicité sur ma dextérité, sur mes talents d’artiste : « Ça se voit que tu travailles depuis longtemps ». Forcément, je trouvais cette page fleurie triste et médiocre, et bien peu représentative de mes talents, mais de tels qualificatifs ont quand même eu leur effet, ne serait-ce que d’opposer une résistance à la haine rentrée qui se construisait en moi.
Ce que je garde de nos échanges c’est surtout son invitation à ne pas voir ma vie comme limitée, ni par la maladie, ni par quoique ce soit, qui que ce soit. Je décide qui je veux être, ce que je veux faire, le succès est à portée de main si je fournis la somme de travail nécessaire. Mon parcours de psychiatrisée a été émaillée de quelques rencontres marquantes, à l’instar de Mr Phare, et elles ont toujours été déterminantes, même si elles l’ont été le plus souvent dans l’après coup. Ces discours, ces encouragements ont une valeur inestimables. Surtout lorsqu’ils fleurissent quand je suis ensevelie. Un peu de leur superbe s’infiltre toujours en moi, d’une façon ou d’une autre, jusqu’à ce qu’il reste de confiance en moi, parfois réduite à l’état de miette muette, et produit des germes, même timides.
Mr Phare est sorti un peu avant moi et nous nous sommes rencontrés à nouveau après l’hospitalisation. Il m’avait proposé de créer un logo pour un site internet qu’il s’apprêtait à mettre en ligne, et ce premier « job » aurait pu déboucher sur des petits contrats de traduction vers l’anglais dudit site.
Nous étions installés à un café, et le logo que je lui proposait était tout sauf un travail sérieux. Ces propositions étaient bienvenue, en ces temps ou mon estime était au plus bas, mais je n’étais pas en état de travailler.
Une de ses plus proches amies est passée au café. Ou plutôt elle est intervenue. Elle a à peine regardé mon logo, et souligné que mon travail n’était ni professionnel, ni exploitable. Elle avait raison. Elle a eu ensuite une attitude qui, bien que restant polie, m’invitait fermement à prendre mes distances. Mr Phare n’a pas bronché.
Je crois que ce qui m’a le plus peiné, ce n’était pas que l’entourage de Mr Phare fasse barrière, ou qu’il ne s’y oppose pas, mais que je n’ai pas été capable de fournir un travail correct. Je n’avais de force, de goût et d’envie pour rien.
Bien sûr, c’était extrêmement désagréable d’être vue comme quelqu’un qui pourrait profiter de sa gentillesse, comme quelqu’un de nuisible. Le procès avait été dressé à la hâte et sans appel. Mais Mr. Phare m’avait raconté à l’hôpital comment plusieurs personnes avaient abusé de ses périodes fragiles et lui avait extorqué des sommes d’argent importantes. Son entourage voulait le protéger d’une nouvelle déconvenue, c’était dur, mais je le comprenais très bien.
J’aurai pu protester, et chercher à maintenir le lien amical naissant. Nous aurions pu laisser de côté ces projets, et continuer de boire un café de temps à autre. Mais je n’avais de force, de goût et d’envie pour rien. Nous étions tous deux blessés par nos états extraordinaires et l’hospitalisation, et nous avions besoin de toute notre énergie pour nous reconstruire. Je n’étais pas intéressée par son argent, mais ce serait mentir de dire que je n’étais pas intéressée par son attention et ses conseils. En ce sens, je peux aussi comprendre que son amie se soit interposée.
S’il y avait une leçon positive à tirer de cette déconvenue, c’est celle de l’importance d’un entourage fort dans des périodes de fragilité. Tout ce que cette amie à fait au fond, c’est de lui dire : tu dois te concentrer sur toi-même, cette jeune femme est trop fragile, ne t’implique pas maintenant auprès de quelqu’un que tu ne connais que depuis quelques semaines. Je trouve qu’il s’agit là de sages conseils.
Il est très difficile de dire à quelqu’un qu’on aime comment prendre soin de soi et comment se protéger. Il est encore plus complexe de trouver les mots justes. Être un ami ou un parent attentionné, c’est pour moi savoir quand franchir cette frontière, à quel moment s’interposer, et comment convaincre. C’est souvent un pari risqué. Intervenir auprès d’un ami, c’est prendre le risque d’être incompris, d’être rejeté, d’une rupture. Pour nous, psychiatrisés, la façon dont nos proches interviennent dans nos vies peut-être extrêmement violente. La violence est totale lorsqu’il s’agit d’une décision d’hospitalisation contrainte. Pourtant, ce sont ces actes de courage répétés de ma famille et de mes amis qui m’ont permis de prendre soin de moi et apprendre à éloigner les gens mal intentionnés. Ce sont de tels actes de courage qui m’ont, à plusieurs reprises, sauvée la vie.
J’ai la chance d’être très bien entourée. Je suis consciente que toutes et tous ne partagent pas cette chance et que le pouvoir qui est donné à notre entourage peut être la source d’immenses malheurs. Mon propos aujourd’hui est plutôt que cet épisode, celui du rejet de l’entourage de Mr Phare dont j’ai été l’objet, m’a aidé à mes dépends à accepter une certaine ingérence de mes proches dans ma vie, en distinguant celle qui émane d’un amour sincère et d’une volonté, d’un engagement à m’aider.
J’essaye d’être aussi courageuse dans mes relations aux autres, je suis très souvent maladroite, et souvent je n’y arrive simplement pas, mais j’essaye.
Je n’ai jamais revu Mr Phare. J’ai très souvent pensé à lui, à lui envoyer une lettre, pour prendre et donner des nouvelles. Un jour peut-être…
À la folie,
Sarah