Une vie rigide

Dans ce texte, je m’adresse à « vous ». Un vous qui vous concerne un peu, beaucoup, et plus rarement pas du tout. J’espère que ce nouveau Coup de Gueule fera du bien à mes pairs, qui, cela va de soit, ne sont pas désignés par ce pronom.

Dans de nombreux articles, je vous ai parlé de tous ces outils qui m’aident à maintenir une humeur stable, une humeur normale. Dans la majorité de mes articles je choisis un ton optimiste, lumineux. Je veux convaincre qu’il est possible de mener une vie qu’on aime.

Je n’échangerai cette vie que j’ai réappris à aimer pour rien au monde. Pourtant, malgré toutes mes belles réussites ma vie est loin d’être un long fleuve tranquille. Je vais bien, mais c’est un tableau d’ensemble. Il y a des photographies, des instants qui parfois encore s’étirent, des virages qui sont encore délicats, éreintants, douloureux. Comme tout le monde ?

Non.

Mais c’est ce que tout le monde, ou en tout cas la majorité des gens me renvoient. « C’est normal ».

Je vais bien, puisque ça ne se voit pas.

Ma différence réside justement là. Dans tout ce que vous ne voyez pas (1). Dans tout ce que vous ne voulez pas comprendre, même quand je l’explique. Dans votre refus perpétuel d’admettre que les douleurs qui émaillent ma vie sont d’une autre intensité que les vôtres, d’une autre texture. Contrairement aux vôtres, elles posent sur ma vie l’ombre permanente d’une psychiatrie toujours plus violente, et celle de la répression.

Pour me comprendre, il faudrait déposer votre ignorance, entre mes mains ou celles de mes pairs. Je suis devenue avare d’explications. Je ne suis pas responsable de votre éducation.

Une Si Belle Folie, c’est aussi cela : une porte ouverte. Des mots que je veux dire, des mots que je veux être entendus, sans avoir à les répéter encore et encore.

Je porte un masque. Pas tous les jours. Le masque est toujours le même, celui de la Sarah qui va bien. Pourquoi ? Parce que quand je me confie, vous minimalisez. Parce que vous écoutez parfois, mais sans jamais vous investir. Parce que ce n’est pas sur vous que je peux compter, et je le sais depuis longtemps. Parce que vous ne voulez pas voir au delà du masque. Vous opérez un choix. Parce que ce masque m’aide à tenir debout, dans un monde où tomber, c’est être isolé. Parce que j’essaye de toute mes forces de construire une image stable. D’abord pour moi même, mais aussi parce qu’il est la condition d’échanges égalitaires avec vous. Beaucoup de mes pairs n’ont pas ce luxe. Si vous n’entendez pas ma voix, qu’en est-il de la leur ?

Ce masque, peut-être est-ce ce qui fait que nombre d’entre vous choisissent de me compter dans leurs rangs, ceux de la normalité. Est-ce un cadeau empoisonné ? Il dit que je suis capable mais ne m’accorde aucune clémence. Il dit que je fais partie du cercle, mais rend impossible l’amitié. Il permet la connivence, et vos confidences. Pas les miennes.

La douleur n’a pas bonne presse. Encore moins la douleur chronique. Pourtant, j’écoute plus vos douleurs que vous n’écoutez les miennes. Parce que je sais. La douleur.

Je ne montre pas la douleur lorsqu’elle ne me permet plus le masque, car les conditions de son accueil ne sont pas réunies. Je m’isole, parce que quand je n’ai rien à offrir vous ne m’offrez rien.

Vous ne pouvez rien offrir puisque vous êtes ignorants, et que ça vous arrange bien.

Je vous aide à porter vos douleurs quand vous n’accompagnez jamais les miennes. Je me mouille, je m’engage, vous trempez un orteil.

Vous êtes ignorants du combat que je mène, tous les jours, toutes les heures.

Je n’ai pas le droit de glisser. Ce luxe que vous avez, cette nonchalance, ce laisser-aller, j’en suis privée. Pas une journée sans vérifier que la bête est bien en laisse.

Les médocs tout les jours. Compter les heures de sommeil, à l’échelle d’une semaine, à l’échelle d’un mois. Compter le nombre de verres d’alcool, de pétards, à l’échelle d’une semaine et d’un mois. État des lieux permanent de mes relations. Ai-je assez de réels soutiens ? Non, puisque je n’en ai jamais eu plus de deux ou trois. J’entends deux ou trois qui sont capables d’encaisser tous les états, et d’agir au mieux de mes intérêts. Seront-ils disponibles au moment où je bascule ?

HP. Isolement. Contentions. Camisole chimique. Psychiatre. Psychothérapie. Labo d’analyse. Médecin traitant. Bras de fers avec les soignants, ou négociation musclée. Violences quotidiennes, dans les petites et les grandes choses. Parfois vos violences. Sport. Mon corps qui encaisse comme il peut. Stress et kilos. Sueurs froides. Angoisses. Douleurs. Intensité. Délire. Folie.

Je suis et serais toujours en formation continue. Piqûres de rappel, casser et reconstruire, jeter, créer. Je travaille. Pour rêver.

Si je lâche ne serait-ce que trois semaines, tout peut arriver.

Si la vie me frappe et que la bête a commencé à ronger sa laisse, en quelques jours tout peut arriver.

Je suis devenue maîtresse dans l’art de l’anticipation, mais rien n’est écrit, pas vrai ?

Quand vous risquez une gueule de bois, ou d’être ralenti, ou de traverser une tristesse immense, pour moi s’ajoute le risque de nouvelles violences de l’HP, de voir mes projets ou mes relations exploser au vol. Le risque de devoir éponger une dette salée. Le risque d’être la cible de violences dans un état fragile. Le risque de me voir imposer un nouveau traitement médicamenteux qui ne me convient pas. Le risque de ne plus pouvoir sortir de chez moi pendant ?

Tous mes rêves, mes projets et mes ambitions ne se lisent qu’en terme de compatibilité, d’arrangement, de faisabilité. Encaisser fatigue, stress, changement, rythme, autres humains. Nouveaux boulots. Voyages. Enfants. Prêts bancaires.

Sacrifices.

Compromis avec la bête.

Je ne joue pas avec le feu. Je joue avec la rigidité. Je suis une gestionnaire intraitable, pour tenir debout face à tous. J’en suis fière. Mais écœurée de toujours me rendre compte que parmi celles et ceux qui se disent mes amis, mes copains, mes proches, mes camarades, quand il s’agit de mes états extraordinaires et de mes douleurs, la politique de l’autruche règne en de trop nombreux endroits.

La plupart du temps je suis en paix avec tout ça. Parfois je suis touchée de plein fouet par le déni, l’évitement, la normalisation de mon vécu. Parfois je suis en colère. Si vous, qui êtes proches de moi, prête à expliquer, raconter et déconstruire, si vous, qui êtes proches de moi parce que nous présupposons le partage de valeurs communes, êtes encore si peu conscient de ces problématiques. Si vous, qui, très largement désirez et travaillez à construire un monde et une société plus juste, ne prenez pas en compte nos vécus, nos douleurs à vivre et notre droit à exister au sein de la cité sans être obligés de se livrer à la gymnastique austère que je m’impose où à nous cacher, je me vois obligée de ranger espoir et optimisme au placard.

Heures sombres de l’Histoire. Notre société a la psychiatrie qu’elle mérite.

Je rêve pour nous puissions quitter nos masques. Être vus sans être violentés.

Il faudra pour cela vous détourner de vos nombrils capables.

À la folie,

Sarah

  1. J’emprunte l’expression « dans tout ce que vous ne voyez pas » à une pair blogueuse. Vous trouverez le lien vers les écrits de la Girafe dans l’onglet liens amis de la page d’accueil. Attendez vous à être bousculés (pour notre plus grand bien) !

Une réflexion au sujet de « Une vie rigide »

  1. Oh combien je ressens cet article, tu peux l’imaginer…
    Bien avant de me savoir autiste, j’avais remarqué bien sûr que mon rythme de vie influait fortement sur mes comportements considérés comme « hors-normes » voire dangereux (vu que je fais de grosses crises pétage de plombs où je n’ai plus contrôle sur rien), et j’ai commencé à essayer de « réguler » ma vie vers 21 ans, essayant de dormir la nuit, faire du sport régulièrement, faire attention à l’alimentation-sucre-alcool-café, tout prévoir, planifier, calculer, renoncer souvent… on me dit « mamie », on me dit « prise de tête », pourquoi ne peux-tu pas vivre tout simplement, ne pas avoir ces bornes de sécurité…
    …ce n’est pas que mon besoin de tout planifier lié à l’autisme. J’ai été parfois beaucoup plus inconséquente, spontané, me laissant vivre, étant extravertie et avide de sensations fortes. Mais mon intensité et instabilité émotionnelles me le font payer. Je n’ai pas à craindre comme toi des phases d'(hypo)manie qui feraient exploser un tas de choses durement acquises, mais je redoute aussi toujours de perdre pied, je m’accroche, sur le fil, le « si je lâche ne serait-ce que trois semaines, tout peut arriver », je me le répète tout le temps.
    Celleux qui nous voudraient plus flexibles, plus funs, sont en même temps celleux qui ne seraient pas là pour nous rattraper des conséquences de davantage de flexibilité, celleux qui nous stigmatisent de nos moments de folie.

    Ton article est clair et magnifique, comme toujours 🙂

    Aimé par 1 personne

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