Aujourd’hui, j’ai envie de vous présenter une « pépite » psychiatrique, qui représente à merveille comment les médecins se confondent très souvent avec des oiseaux de mauvaises augures, des prophètes du malheur.
Cette pépite, c’est le « modèle du Kindling », autrement nommé « théorie de l’embrasement ». (1)
Ce modèle, nous le devons aux découvertes du neurobiologiste G. Goddard en 1967. Goddard s’intéresse aux mécanismes neurologiques des processus d’apprentissage. Pour mener ses études, il impose à ses cobayes, des rats, des stimulations électriques d’intensité variable en diverses régions de leur cerveau. Pour mesurer leur capacité à apprendre des tâches plus ou moins simples, l’expérience est répétée jour après jour. Petit à petit, les rats se montrent plus fragiles face aux chocs électriques. Ils présentent des crises similaires à l’épilepsie en réponse à des intensités auparavant insuffisantes pour provoquer de telles réactions. À mesure que Goddard continue son étude, les rats développent des crises « spontanées », c’est à dire qu’elles ne répondent à aucun stimuli. C’est un phénomène de « sensibilisation » qui se produit. Le « modèle de Kindling » (de l’anglais to kindle, attiser ou enflammer) est né.

Comment ce modèle s’applique-t-il à la psychiatrie ?
Une analogie est faite entre les crises d’épilepsie et l’apparition d’un épisode maniaque. Pour rappel, dans la symptomatique du trouble bipolaire, un épisode maniaque apparaît sur le versant haut de l’humeur, c’est un « emballement ». Cette analogie se fonde sur l’observation de l’apparition et du déroulement des séquences maniaques : certains épisodes semblent advenir sans qu’aucun élément déclencheur ne soit identifié, et disparaissent de manière tout aussi abrupte. Ainsi, selon cette théorie, si les premiers épisodes maniaques sont en général provoqués par des événements de vie stressants, l’empreinte que ces épisodes laissent sur le fonctionnement neurologique construit des fragilités qui s’accumulent jusqu’à produire des épisodes qui sont qualifiés de spontanés.
Cette théorie est aujourd’hui encore très étudiée. R. Post (1), professeur en psychiatrie à l’université Georges Washington (États Unis), est son meilleur représentant, et le premier à l’avoir appliquée à la psychiatrie. Pour lui, le phénomène de sensibilisation qui se produit à pour effet que, progressivement, les épisodes se déclenchent en réaction à un niveau de stress de moindre intensité, et deviennent de plus en plus indépendant des facteurs extérieurs. Post observe aussi une augmentation de la fréquence des cycles au fil du temps (dépression-manie-dépression-manie etc).
Ce « modèle de l’embrasement » est porté deux fois à ma connaissance par les psychiatres.
La première fois, pendant cette séance de torture qu’est mon « marquage » diagnostique. Je suis à l’HP pour la première fois, sous contrainte et en service fermé. Le diagnostique est déroulé par le psychiatre avec la présence imposée de mes parents. Le « modèle de Kindling », ou la dégradation de mon aptitude à encaisser la succession d’épisodes maniaques et dépressifs, est annoncé sans être expliqué en détail, comme une évolution logique de la maladie. L’annonce, accompagnée de la liste intégrale de la symptomatique liée aux troubles de l’humeur que je discuterais un peu plus bas, vient renforcer l’injonction principale de ce diagnostique : traitement à vie et horizon bouché.
La seconde fois, c’est le Dr D., avec qui la relation d’alliance thérapeutique était exceptionnelle, qui attire mon attention sur la théorie. Il m’en explique le mécanisme. Il m’indique que le modèle est loin de correspondre à ce que vit l’ensemble des patients, même s’il correspond à une évolution constatée chez certains. Il m’informe, sans plaquer le concept sur ma situation.
Entre les deux approches de ces médecins, une différence ténue, et pourtant essentielle. Le premier dresse une sombre prophétie qui me prive de ma capacité à gérer et nommer mes fragilités en même temps qu’il appauvrit les perspectives à ma portée pour la construction d’un équilibre qui me convient. Le second mobilise mon attention sur l’importance de travailler à mon rétablissement au plus tôt, pour ne pas risquer d’être affaiblie par les récurrences du trouble.
Souvent, entre la maltraitance et l’accompagnement, il n’est question que de respect, de bienveillance et de pédagogie.
Pourquoi une telle théorie est-elle nocive ?
Comme partout, il y a des modes en psychiatrie. Les électrochocs s’en vont puis reviennent. Les théories qui nous dépossèdent de notre capacité à nous émanciper se succèdent et se ressemblent tristement.
Le « modèle de Kindling » est dans l’air du temps, il cristallise la souffrance psychique dans le neurobiologique. Bien qu’il soit un modèle heuristique, lacunaire, il fait écho aux préoccupations transhumanistes du moment. La recherche en « santé mentale » est largement gouvernée en France par la neurobiologie, la fondation FondaMentale et sa porte parole primée, la Dr Leboyer, en tête. Ces approches ultra réductrices, celles du neurologique qui prime sur les facteurs environnementaux, les rythmes bio-psycho-sociaux, et l’histoire individuelle, ont la côte, et c’est dramatique. Si les conséquences n’en étaient pas si désastreuses, il serait risible de voir tous ces « éminents » chercheurs s’acharner à trouver la réponse à la douleur à vivre et au mal à l’autre dans des fonctionnements neuronaux auxquels ils comprennent encore si peu.
Il n’y a aucune étude épidémiologique qui valide ce modèle comme le modèle d’évolution dominant du trouble bipolaire. Les études qui obtiennent des résultats significatifs ne fournissent pas de données sérieuses sur l’histoire et le parcours des sujets qui puisse permettre d’établir une primauté du neurologique dans l’affaiblissement de leur résistance aux épisodes.
A contrario, certains et certaines d’entre nous, qui ont subit et subissent des violences répétées devraient pouvoir bénéficier d’un suivi adapté à leur histoire. Je pense aux personnes marquées dès l’enfance par des expériences traumatisantes (violences familiales, sexuelles, précarité, guerre, exil…), aux personnes racisées, aux personnes souffrant de pathologies associées, qu’elles soient somatiques ou psychiques, aux personnes qui subissent des violences, qui subissent la précarité, qui vivent dans des logements insalubres ou à la rue, aux personnes qui ne disposent pas de droits civiques ou d’accès au travail, aux personnes trans ou homosexuelle ou intergenre, à celles et ceux qui, parmi les travailleurs du sexe sont exploités… À tous celles et ceux qui doivent fournir tous les jours des efforts surhumains pour s’adapter et survivre.
Si la seule « stratégie de soin » consiste en une prise de médicaments, dans ce système ou le service public saturé n’offre plus guère qu’un ersatz de soutien psychologique et d’accompagnement social, nous, au sens de société, sommes responsable de la réalisation de telles prophéties.
Fort heureusement, la littérature psychiatrique offre d’autres approches et dispose et propose d’autres stratégies de soin.
L’impact des rythmes bio-psycho-sociaux sur le bien être psychique ont été très étudiés, tant pour aborder les troubles de l’humeur que d’autres pathologies. Ainsi, le manque ou l’absence de sommeil sont des facteurs déclencheurs de crise, de même qu’un changement brutal de rythme (comme alterner le travail de jour et de nuit), l’activité physique, l’alimentation, la prise de toxiques… Notre sociabilité est elle aussi déterminante, et la solitude, le chômage, ou un entourage toxique jouent un rôle très important dans la formation des crises. De la même manière, certains événements de la vie peuvent-être dévastateurs, déstabilisants ou bouleversants (deuil, viol, divorce, harcèlement ou conflit au travail, naissance, déménagement, maladie, …).
C’est l’histoire, le vécu individuel et subjectif qui sont à prendre en compte.
Il n’est jamais possible de prétendre à une connaissance des probabilités de rechute ou de l’absence de possibilité d’évolution positive. Cela relève du mysticisme, pas d’une approche raisonnée. C’est stigmatisant, et, surtout, contre-productif.
Le rôle du médecin est d’apprendre à nous connaître. C’est à lui d’opérer le tri, de nous offrir les informations qui correspondent à nos problématiques et notre douleur à vivre. Nous n’avons pas besoin qu’ils et elles se placent en oracles du pire.
Un dernier point me semble très important. Si cette théorie est pratique, c’est qu’elle vient masquer les évolutions négatives des troubles psychiques induites par la prise de médicaments. Qu’il s’agisse d’un traitement inadapté, d’une résistance à une molécule, d’effets secondaires insupportables qui rendent impossible la prise d’un traitement au long cours, ou d’une stratégie de soin exclusivement basée sur la chimie, nous avons là dans tous les cas une recette inratable pour façonner une nouvelle crise ou renforcer la chronicité d’un trouble. De la même manière, le soin contraint a des effets délétères sur la construction d’un partenariat entre le psychiatrisé et les équipes soignantes.
Très chers pairs, très chères aidantes, je vous invite à prendre de la distance avec la parole psychiatrique, chaque fois qu’elle vient plaquer un discours limitant. Nous avons, toujours, une marge de manœuvre pour progresser. Elle dépend de nous, de notre entourage, et des alliés que nous nous choisissons.
À la folie,
Sarah
Dans une seconde partie, je vous proposerai d’appliquer ce raisonnement à l’ensemble des mécanismes liés à l’élaboration d’un diagnostique.
- Je vous laisse le lien vers un article sur le sujet rédigé par Damien Fouques, psychologue clinicien, pour la revue Le journal des psychologues. https://artherapievirtus.org/Victimes-et-Auteurs/le-modele-du-kindling-ou-theorie-de-lembrasement-par-damien-fouques/
- Kindling and sensitization as models for affective episode recurrence, cyclicity, and tolerance phenomena, R. Post, Neuroscience and Biobehavioral Reviews 31 (2007) 858-873.